1. Introduction
Dans ce premier épisode de la saison 12, Michel Onfray consacre une séance dense et passionnante à la métaphysique pessimiste de Schopenhauer, qu’il qualifie d’ontologie noire. Il y explore la structure profonde de son œuvre maîtresse Le Monde comme volonté et comme représentation, en montrant comment Schopenhauer développe une pensée unique, déployée dans tous les domaines, de la biologie à la musique, en passant par la morale, la sexualité ou encore l’esthétique.
2. Le monde comme volonté et comme représentation
Schopenhauer condense toute sa philosophie dans une seule formule :
« Le monde est ma volonté et ma représentation. »
Représentation : tout ce que nous percevons est une construction du cerveau, subjective, sans existence indépendante. Le monde n’existe que dans et par notre perception.
Volonté : réalité fondamentale, force aveugle, irrationnelle, universelle, présente en tout (de la pierre à l’homme), désir insatiable responsable de toutes les manifestations du monde.
3. Une métaphysique moniste, vitaliste et anti-idéaliste
Contrairement aux dualismes platoniciens ou cartésiens, Schopenhauer développe un monisme original :
Il n’existe qu’une seule réalité, la volonté.
Cette volonté est sans but, sans finalité, sans conscience, pure pulsion de vie (et de mort).
Elle agit comme principe physique, biologique et psychique, à la croisée de la philosophie et de la science.
Il s’inspire notamment de Kant, qu’il détourne, mais aussi de penseurs matérialistes et vitalistes comme Cabanis ou Bichat.
4. Une théorie pessimiste du désir
Au cœur du système de Schopenhauer se trouve la souffrance :
Désirer, c’est manquer, donc souffrir.
Satisfaire un désir, c’est s’ennuyer.
La vie oscille sans cesse entre ces deux états : souffrance et ennui, comme un balancier tragique.
Le plaisir n’est jamais que le soulagement d’un manque, jamais une jouissance durable.
5. Onze thèses d’une ontologie noire
Onfray présente les 11 thèses fondamentales de la philosophie pessimiste de Schopenhauer :
La souffrance est le fond de toute chose.
Si on ne souffre pas, on s’ennuie.
Le vouloir-vivre aveugle gouverne le monde.
Le caractère et l’intellect sont tout-puissants.
Le déterminisme est total, il n’y a pas de libre arbitre.
Il n’existe aucun sentiment élevé : pas d’amour, d’amitié, de générosité.
Le bonheur n’a pas d’existence positive, seulement négative.
Le plaisir est une impasse.
Le désir nous damne.
L’instinct sexuel est le noyau du vouloir.
La mort est la vérité de toute chose.
6. Une pensée sans échappatoire ?
Pour Schopenhauer, tout est volonté, donc souffrance et illusion. Il n’y a ni amour véritable, ni liberté, ni noblesse dans l’humain. Tout est tromperie du vouloir, y compris l’amour, simple ruse de l’espèce pour se reproduire.
Pourtant, Onfray annonce que des fissures dans ce système tragique permettent une forme d’optimisme : par la pitié, l’art et la négation du vouloir-vivre.
7. Un philosophe total, influent et moderne
Schopenhauer a influencé :
Nietzsche, qui le considère d’abord comme un maître avant de le rejeter pour son ascétisme.
Freud, pour la pulsion de mort, la compulsion de répétition, l’inconscient.
Des écrivains (Maupassant, Zola, Rémy de Gourmont) et des musiciens comme Wagner.
Sa pensée touche autant la philosophie morale que la science, la psychologie ou encore l’esthétique.
💡 Conclusion
Avec cette ontologie noire, Schopenhauer livre une vision tragique, cohérente et radicale du monde. Fondée sur la volonté aveugle, sa philosophie dissout toute illusion de liberté, d’amour ou de bonheur durable. Pourtant, cette pensée pessimiste ouvre aussi paradoxalement la voie à une éthique de la lucidité, à une reconnaissance de nos limites, et à des stratégies pour interrompre la tyrannie du désir : l’art, la pitié, et la négation du vouloir.
📚 Philosophes et concepts mentionnés
Démocrite (env. 460–370 av. J.-C.) — Philosophe grec, fondateur de l’atomisme.
Platon (env. 428–348 av. J.-C.) — Philosophe grec, théoricien du dualisme intelligible/sensible.
Épicure (341–270 av. J.-C.) — Philosophe grec, fondateur de l’ataraxie comme forme de bonheur négatif.
Lucrèce (env. 98–55 av. J.-C.) — Poète et philosophe matérialiste romain.
René Descartes (1596–1650) — Philosophe dualiste, opposé à la conception moniste.
Julien de La Mettrie (1709–1751) — Médecin et philosophe matérialiste.
Julien Offray de La Mettrie (1709–1751) — Philosophe matérialiste français.
Claude-Adrien Helvétius (1715–1771) — Philosophe français, défenseur du déterminisme.
Immanuel Kant (1724–1804) — Philosophe allemand, dont Schopenhauer reprend et détourne la chose en soi.
Pierre Jean Georges Cabanis (1757–1808) — Philosophe et médecin, penseur des rapports entre corps et esprit.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770–1831) — Philosophe allemand, adversaire de Schopenhauer.
Marie François Xavier Bichat (1771–1802) — Médecin français, auteur de Recherches sur la vie et la mort.
Arthur Schopenhauer (1788–1860) — Philosophe allemand, auteur du Monde comme volonté et comme représentation, figure majeure du pessimisme philosophique.
Giacomo Leopardi (1798–1837) — Poète et philosophe italien, pessimiste radical.
Friedrich Nietzsche (1844–1900) — Philosophe allemand, influencé puis critique de Schopenhauer.
Sigmund Freud (1856–1939) — Fondateur de la psychanalyse, lecteur de Schopenhauer.
Émile Cioran (1911–1995) — Philosophe et écrivain franco-roumain, héritier du pessimisme schopenhauerien.
Jean-Pierre Changeux (né en 1936) — Neurobiologiste français, auteur de L’homme neuronal.
Crédits : Michel Onfray et la Contre-histoire de la philosophie
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